jeudi 4 décembre 2008

Réflexion sur le rôle de l'interprête.

L'autre jour j'ai assisté à une conférence donnée à mon université par Shirin Ebadi, prix Nobel de la paix 2003 - ouais je sais la classe -, qui nous parlait de son engagement, de sa lutte pour le respect des droits de femmes partout dans le monde et en particulier dans son pays, l'Iran.
Réflexion intéressante, quoique parfois teinté d'un féminisme primaire mais le but n'est pas ici de faire un résumé de la pensée de Shirin Ebadi. Il est tout autre.
Shirin Ebadi est donc Iranienne, et elle ne parle apparemment pas français, et ni l'anglais assez bien pour assurer une conférence dans cette langue. D'où la nécessité du recours à une interprête qui traduisait directement et en différé les propos iraniens de Shirin Ebadi, assise à côté d'elle, en français.
Après la conférence, et en y repensant, le rôle de l'interprête, ou plutôt son non-rôle, à travers sa fonction même, m'a questionné. En effet : pourquoi présente-t-on la personne qui va parler et présenter son propos, et pas celle qui va le traduire, phase au moins aussi nécessaire puisque l'acte de parole est toujours un échange ?


C'est comme si l'on considérait que la personne qui propage ses idées était plus importante que celle qui les fait comprendre. Alors que l'on peut s'interroger sur l'utilité d'idées qui flotteraient en l'air sans que personne ne puissent les saisir, du fait de la barrière de la langue, ou du fait de la difficulté du propos.
C'est pourquoi il est intéressant de réfléchir quelque peu sur la place de l'interprète. On appelle d'ailleurs interprète celui qui traduit les propos d'une langue en une autre, ou celui qui explique, réexplique la pensée d'un auteur selon un axe, une thématique (on parle d'interprète de Freud, de Lacan, de Hugo, de Shakespeare...). A la différence près que dans le cadre de l'interprète d'Hugo, c'est la parole de l'interprète que l'on va écouter, pas celle de Victor Hugo. Cela est différent dans le cadre d'une conférence et d'une traduction simultanée.

Alors même que l'on ne comprend pas le langage tenu (ici l'iranien, et je vous assure que l'on ne comprend pas), on regarde la personne parler. A l'inverse, lorsque l'interprête parle, ce n'est pas elle que l'on regarde, c'est l'autre personne, ou c'est la feuille sur laquelle on écrit, l'écran sur lequel on tape. Pire encore, en écoutant l'interprête parler, on a l'impression d'écouter l'autre personne parler dans la mesure ou elle transcrit ses mots, donc en la regardant, c'est l'autre que l'on regarde.

L'interprète abolit donc totalement sa subjectivité, laissant place à son rôle d'intermédiaire entre l'intersubjectivité (ouh un mot compliqué) qui se joue entre le maître de conférence et les auditeurs.
Illustration parfaite de l'abolition de sa condition de sujet pensant et conscient, quand l'interprète parle et dis "je", ce n'est pas de son "je" qu'il s'agit, mais du "je" de l'autre : elle met de côté son "moi", elle intériorise le "moi" de l'autre par la parole.
Certes, cela est nécessairement requis par son métier, c'est un acte professionnel, mais quel autre métier demande un telle abolition de sa condition de sujet pensant ? A ma connaissance, aucun. Pourquoi la place de l'interprète est-elle visualisée comme insignifiante ?

Lorsque l'interprète est radiophonique et qu'il traduit en même temps que la personne parle, il est alors plus traducteur qu'interprête, et l'absence de représentation matérielle de cet interprète justifie son effacement au profit de celui qu'il traduit. Mais dans le cadre où cette personne est en chair et en os, devant nous, que le son de sa voix fait sens dans nos esprits, alors pourquoi s'obstine-t-on à l'ignorer ? Pourquoi les applaudissements de la fin de la conférence ne vont-ils pas successivement au maître de conférence (car enfin le fond du propos vient de lui), et à son interprète (car il est garant de la forme) ?
Est-ce encore une qualité professionnelle requise ? L'effacement total ?

Et puis d'abord, pourquoi cet effacement total ? Est-il total parce que nous pensons qu'il l'est ou parce qu'il est effectivement ? Est-ce parce que l'on considère que l'interprète ne fait que traduire est n'est qu'une courroie de transmission ? N'est-il pas plus que ça ? N'est-ce pas un effort immense de mettre rapidement des mots sur des concepts philosophiques, politiques, économiques venus d'une autre langue et ne reposant pas sur les mêmes bases lexicales que notre langue ? N'est-ce pas un effort incroyable de simplification et de reformulation ? L'interprète est un putain de boss, et on a tendance à l'oublier, dans la mesure ou par la définition de son rôle, il s'impose une absence de rôle, de par l'abolition de sa condition de sujet : c'est là que réside la tension paradoxale de son métier, ou nous, auditeurs avons choisi la solution la plus simple : l'oubli de sa présence, et le culte de sa diaphanéité translatrice (AHAHAHHAAHA comment je kiffe utiliser des termes compliqués qui veulent rien dire).


Alors, faîtes-moi plaisir, la prochaine fois que vous assisterez à une conférence traduite, ne vous levez pas simplement pour applaudir le maître de conférence. Pensez à celui qui sourit et applaudit à côté de lui.




Spéciale dédicace à Millie qui aurait voulu voir plus d'articles de réflexions personnelles dans ce blog : celui-là me semble en être un. Kitous.

1 commentaire:

Millie a dit…

Deux articles de qualité de suite, chapeau !!! Tu te surpasse !! (oui, l'autre sur Alex Joubert, il compte pas, trop court)
Voila, si tu veux que je continue à lire ton blog (ou pas), eh bien je ne veux que des articles comme ça.

 
LP